Construire un scénario (partie 2/2) : le cas du scénario destructuré
Un scénario déstructuré n’obéit pas aux paradigmes (lire l’article « Contruire un scénario : de l’utilité de la structure »). Au contraire, le scénariste s’amuse à jouer avec la logique narrative de manière à principalement ôter la linéarité afin d’impliquer le public qui doit reconstituer le récit.
Le procédé est davantage utilisé depuis une quinzaine d’années et constitue désormais un outil comme un autre. On peut ainsi éclater les unités (comme dans Mulholland Drive), développer de multiples points de vue (Elephant, 2003, réalisation et scénario Gus Van Sant), défaire la cohérence ou l’importance des personnages (Lost Highway), ou entremêler les événements pour tordre le cou de la chronologie (Pulp Fiction). Le procédé existait déjà en littérature (John Dos Passos, James Joyce, Lawrence Durrell, Alain Robbe-Grillet, etc.), et même dans le cinéma expérimental, mais le scénario de long métrage ou de série TV grand public restait imperméable (craintif ?) à cet exercice de déconstruction-reconstruction.
C’est qu’un scénario déstructuré nous offre un véritable portrait de notre monde réel et de sa confusion, et non l’image idéalisée et rassurante à laquelle on s’accroche. Et si le récit déstructuré désarçonne, c’est uniquement parce que l’on n’est pas habitué à payer une place de cinéma pour assister à un spectacle n’obéissant pas aux règles classiques qui n’ont finalement que pour but de nous consoler de notre quotidien.
On peut ainsi amener un personnage important très tard, en faire soudain disparaître un auquel on s’était attaché ; changer le cours de la narration en revenant en arrière mais sans lien totalement logique avec ce qui a précédé ; avoir non pas une intrigue principale et quelques secondaires, mais plusieurs principales plus ou moins indépendantes ; faire fi de la mécanique causale, etc.
Extrait du scénario de Pulp Fiction : une scène emblématique de dialogue amenant à un léger ennui jusqu’à la révélation de l’identité des personnages.
L’exercice, s’il est jubilatoire car offrant un espace de liberté pour le scénariste, doit néanmoins être soigneusement travaillé pour éviter que le public ne soit perdu, ou, pour être plus précis, ne se trouve embarrassé de ne pas tout suivre, ou simplement n’estime qu’on se moque de lui. Mais si l’on réussit, le spectateur a la satisfaction d’avoir démêlé un sac de porte-manteaux et le scénariste de s’être bien amusé.
Concrètement, il ne s’agit pas simplement d’oublier toutes les règles énoncées plus haut. Il s’agit de jouer avec les règles en les détournant : si c’est le personnage qui fait avancer l’histoire dans la structure classique, alors il faut maintenant être intime avec son mental et organiser le récit avec toute la subjectivité des individus, quand bien même elle serait illogique ou même fausse. Et puisque l’on parle de personnage, il est tout à fait possible d’imaginer qu’il n’existe pas… totalement… si l’on prend en compte les différents rôles que l’on doit tenir en société pour survivre et qui nous font flirter avec la schizophrénie : on peut par exemple dédoubler un personnage. Si un scénario classique doit observer une linéarité basée sur la causalité de scène à scène, alors nous pouvons casser ce modèle en développant l’idée qu’il ne s’agit que d’une construction artificielle ne correspondant pas à la perception commune et mélanger les temporalités tout comme la mécanique du type effet dominos.
Les possibilités sont infinies, le tout est de travailler davantage les réécritures pour atteindre l’équilibre permettant à la déstructuration de fonctionner.
À chaque type de scénario et de scénariste correspond une manière de travailler
Et c’est pour cela qu’il faut apprendre les règles de base, les paradigmes, et les diverses méthodes. Vous travaillerez sur différents types de récits, et vous possédez de plus votre propre personnalité. On n’écrit pas un récit surréaliste comme une histoire policière à énigme, ni un récit d’action comme un drame psychologique. Bien sûr, il y a des points communs, et certains trucs sont universels. De plus, l’approche va différer car vous n’aurez pas envie d’utiliser les mêmes outils selon les moments : vous pouvez sentir immédiatement un personnage et commencer par le travailler, lui, son environnement, et l’intrigue avec son événement déclencheur ; et une autre fois parce que vous allez penser en termes de possibilités de décors (pour un récit initiatique dans la nature par exemple), vous travaillerez les possibilités de lieux et ce qu’elles entraînent comme actions physiques et évolutions psychologiques. Dans tous les cas, vous allez poser des idées, beaucoup d’idées, puis les relier, en enlever beaucoup aussi, structurer le tout à votre manière en vous aidant des théories et paradigmes lorsque vous vous sentirez à l’aise avec un ou plusieurs d’entre eux et, selon le type de récit, rajouter des éléments, en enlever de nouveau, reconsidérer l’ensemble, et ainsi de suite.
Un cas à part, l’histoire à rebrousse-temps
Dans ce cas très particulier, il s’agit de raconter l’histoire à l’envers, c’est-à-dire en partant de la fin pour arriver au début.
C’est le cas de Memento (2000, réalisation Christopher Nolan ; scénario Christopher Nolan et Jonathan Nolan). Le protagoniste, atteint d’un traumatisme crânien a perdu l’usage de sa mémoire à court terme, est en quête de l’assassin de sa femme. Le film relatant les événements l’ayant amené à ce point, les séquences sont juxtaposées en marche arrière, en remontant le temps (mais elles sont individuellement racontées en marche avant normale). Évidemment, chacune d’entre elles développe son lot de questions qui ne peut être résolu que par les explications issues du passé que l’on découvre dans la ou les séquences suivantes. Le procédé est d’autant plus intéressant que le spectateur se retrouve dans un rôle de démiurge, car pouvant, lui, reconstituer l’identité et le parcours du protagoniste. Ce film possède une grande qualité d’écriture : l’association du fond et de la forme, en d’autres termes, le parti pris narratif, est idéal. Néanmoins, si l’on considère le récit en le réorganisant dans l’ordre habituel, on peut constater que l’histoire est traditionnelle, organisée sur trois actes tel un néo-noir conventionnel. Irréversible (2002, réalisation et scénario Gaspar Noé) développe également cette structure inversée en 13 séquences (dont plusieurs plans-séquences).
Faites-vous plaisir
Il ne faudrait jamais écrire sous la contrainte. D’abord, c’est à l’inverse du principe de plaisir, but de l’expression artistique individuelle ; ensuite parce que les difficultés et blocages qui ne manquent de survenir le minoreront de toute manière à nombreux moments. Il faut bien sûr travailler avec méthode, conceptualiser le contenu, organiser avec précaution, mais néanmoins continuer de s’enthousiasmer. De plus, une pénibilité est perceptible au final : les personnages risquent d’être trop neutres, les dialogues creux, etc. ; on a tous vu un film dont on a estimé qu’aucun membre de l’équipe, scénariste compris, n’y a cru un instant.
Mais surtout, un scénario qui ne donne pas de plaisir au conteur est souvent basé sur une idée qui ne lui appartient qu’insuffisamment. Or, il est nécessaire de sortir des sentiers battus, ou tout simplement de ne pas répéter une histoire déjà vue mille fois. C’est ce que les producteurs attendent (enfin, c’est ce qu’ils disent), et c’est la meilleure manière de faire chanter votre voix, de vous réaliser par l’écriture. On touche avec cette idée une notion importante de l’écriture scénaristique : se faire plaisir, mais avec sérieux, avec discipline.
Extrait de
Ecrire pour le cinéma et la télévision
Structure du scénario, outils et nouvelles techniques d’écriture créative
Olivier Cotte
Collection : Hors collection, Dunod
2014 – 224 pages
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