Le champ-contrechamp
Le champ-contrechamp (et sa règle qui lui est propre) est LA figure emblématique du langage cinématographique. Il est la base de la narration, juste après le plan fixe.
Deux personnages se font face et ont un échange (un dialogue ou un regard, par exemple). Pour les filmer en champ-contrechamp, il convient de respecter la règle dite « des 180° » (peut-être une des plus difficiles à transgresser), les 180° faisant référence à la ligne droite qui joint les deux personnages.
Plan 1 : on filme tout d’abord le personnage blanc, la femme (avec éventuellement une amorce du personnage noir). Comme ce plan est le premier, on le nomme arbitrairement « champ ».
Plan 2 : on filme ensuite le personnage noir, l’homme, (avec une amorce du personnage blanc) qu’on nommera donc « contrechamp ». Afin de garder une cohérence visuelle à la scène, il est important de placer la caméra pour le plan 2 du même côté de la ligne des 180° (celle qui relie le personnage blanc au personnage noir) que pour le plan 1.
En effet, si on place la caméra en 3 (donc de l’autre côté de cette fameuse ligne des 180°, par rapport à la position de 1) pour filmer le personnage noir, la succession au montage des deux plans (1 et 3) donnera l’impression, non seulement que les deux personnages ont échangé leur place, mais en plus qu’ils regardent dans la même direction et donc, qu’ils ne sont pas en face l’un de l’autre.
La règle est respectée lorsque, dans le champ et dans le contrechamp, les protagonistes se font face toujours de la même manière, chacun restant du même côté du cadre. Et effectivement dans les plans 1 et 2 le personnage blanc est toujours à gauche et le personnage noir toujours à droite.
L’Homme de l’Ouest
Anthony Mann est le réalisateur classique par excellence. Lorsqu’il tourne L’Homme de l’Ouest en 1958, il en est déjà à son trente-troisième film et le langage cinématographique n’a plus aucun secret pour lui. La discussion qui suit l’attaque du train, entre Billie Ellis (Julie London), Sam Beasley (Arthur O’Connell), assis au beau milieu des rails, et Link Jones (Gary Cooper) resté debout, est filmée en respectant à la lettre cette règle des 180°. Se déroule ainsi sous nos yeux un champ-contrechamp à trois protagonistes et quatre valeurs de plan différentes : plan poitrine de Beasley, plan poitrine de Link, plan moyen de Beasley et Billie, plan taille de Billie.
Un peu plus loin, lorsqu’ils arrivent tous les trois devant la baraque des Tobin, le dialogue entre Link et la jeune femme se fait là aussi en champ-contrechamp. Mais cette fois-ci, ce ne sont pas des plans de face (la caméra est placée derrière les personnages), mais deux plans de valeur égale et de profil, voire même de trois-quarts dos, qui se succèdent alternativement lorsque chacun prend la parole. Là encore, la ligne imaginaire qui relie Link à Billie n’est jamais franchie et la caméra ne les filmera pas de face.
La séquence centrale du film (la bagarre entre Link et Coaley qui se finira tragiquement) est introduite par un dialogue acerbe entre Dock, Link et Coaley filmé dans les plus pures règles du champ-contrechamp. Ainsi, Anthony Mann a divisé la scène en deux camps : d’une part le côté qu’on peut appeler « le champ » avec Coaley, Billie et Link et d’autre part « le contrechamp » avec Dock et deux autres des bandits. Le système prenant fin au moment exact où Coaley frappe Link. À ce découpage technique ultraclassique, symbolisant le feu qui couve, succède un montage beaucoup plus dynamique débouchant sur un double meurtre.
Il est important de noter qu’à chaque fois, le champ-contrechamp est précédé d’un plan large permettant au spectateur de comprendre la scène en un clin d’oeil, en situant exactement tous les protagonistes les uns par rapport aux autres. Ce plan large, que l’on peut éventuellement retrouver au sein du champ-contrechamp, est appelé plan master et englobe g énéralement la totalité de l’action et des dialogues de la scène. Il est pour le monteur non seulement un repère mais également une source (presque) inépuisable de raccords avec les plans plus serrés. Aucun des champs-contrechamps tournés par Mann dans L’Homme de l’Ouest n’échappe à ce systématisme du plan master.
Osterman week-end
Il est intéressant de constater que même un cinéaste comme Sam Peckinpah, pourtant réputé pour son non-conformisme, utilise la règle des 180° de façon tout à fait conventionnelle. Pour preuve, dans son Osterman week-end (1983), tous les champs-contrechamps appliquent là aussi cette règle à la lettre. Par exemple, lorsque John Tanner (Rutger Hauer) se rend dans sa salle de billard au fond du jardin, les deux dialogues qui s’y succèdent, l’un avec Lawrence Fassett (John Hurt), l’autre avec Bernie Osterman (Craig T. Nelson), sont filmés sous trois axes principaux : un champ, un contrechamp et un plan master1. Pour le premier, Peckinpah a filmé chacun des personnages de façon très stricte, en plan épaules avec large amorce de l’autre. Quant à la mise en scène du deuxième, elle est tout entière au service de cette règle puisque Tanner, glissant vers le fond de la salle, vient prendre la place de Fassett (qui s’est éclipsé) et Osterman, qui entre, vient prendre la place de Tanner laissée vacante. Les plans qui suivent sont également et strictement en plan épaules et sans amorce. Puis, petite fantaisie, à la faveur du déplacement d’Osterman, la confrontation entre les deux amis devenant plus intense, les plans, toujours de même valeur, intègrent cette fois-ci une amorce de l’autre.
Extrait de :
La grammaire du cinéma
De l’écriture au montage : les techniques du langage filmé
Yannick Vallet
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