Le rôle crucial de l’histoire
Lorsque je me suis installé à Los Angeles, j’ai fait ce que beaucoup d’entre nous faisons pour survivre et continuer à écrire, j’ai lu des scénarios. Je l’ai fait pour United Artists et NBC. J’ai analysé des propositions de scénarios et de téléfilms. Après en avoir analysé environ 200, je me suis rendu compte que je pouvais rédiger une analyse standard et me contenter de préciser le nom de l’auteur et le titre du projet. Mes rapports ressemblaient tous à ceci :
De bonnes descriptions, des dialogues jouables. Des moments amusants, des passages pleins de sensibilité. Dans l’ensemble les mots sont bien choisis. Mais l’histoire est épouvantable. Les trente premières pages s’enlisent dans l’exposition et le reste ne parvient jamais à démarrer. L’intrigue principale, si tant est qu’il y en ait une, est saturée de coïncidences et souffre de la faiblesse des motivations. Il est difficile de déterminer avec exactitude qui est le protagoniste. Des moments de tension dramatique non reliés les uns aux autres, susceptibles de donner lieu à des intrigues secondaires, n’aboutissent pas. On n’apprend rien de véritablement profond sur les personnages et l’on n’acquiert aucune connaissance sur leur vie intérieure ou leur environnement. Il s’agit d’un ramassis d’événements prévisibles, sans intérêt, mal racontés, regorgeant de clichés qui s’évanouissent dans un brouillard infini. À OUBLIER.
Mais je n’ai jamais écrit le rapport suivant :
Une histoire formidable ! J’ai été transporté de la première page à la fin du film. Le premier acte évolue vers un climax soudain qui se déploie en une imbrication magistrale de l’intrigue principale et de l’intrigue secondaire. La profondeur des personnages donne lieu à de sublimes révélations. La perception des phénomènes de la société est étonnante de vérité. Ce scénario m’a fait rire et pleurer. Il m’a mené jusqu’au climax de l’acte II qui était si émouvant que j’ai cru un instant que l’histoire était terminée. Des cendres de l’acte II, cet auteur a créé un troisième acte d’une telle puissance, d’une telle beauté et d’un tel brio que j’écris ce rapport dans l’instant. Cependant, ce scénario fait 270 pages. C’est un véritable cauchemar de grammairien. Un mot sur cinq est mal orthographié. Le dialogue est tellement embrouillé que Laurence Olivier n’arriverait pas à le prononcer. Les descriptions sont truffées de mouvements de caméra, d’explications inscrites dans le sous-texte et de commentaires philosophiques. Le scénario n’est même pas présenté dans les normes. Il s’agit d’un amateur. À OUBLIER.
Si j’avais rédigé ce rapport, j’aurais perdu mon travail. Ce qui est inscrit sur la porte du bureau c’est « story department » et pas « dialogue department » ou « description department ». Une bonne histoire est susceptible de faire un bon film, mais si l’on ne parvient pas à concevoir une histoire qui marche, on est presque sûr d’un désastre. Un lecteur de scénarios qui n’est pas capable de saisir cette règle fondamentale mérite d’être renvoyé. On lit très rarement des scénarios racontés selon les règles de l’art dont les dialogues soient mauvais ou les
descriptions sans attrait. La plupart du temps, plus la narration est bonne, plus les images sont vives et le dialogue pénétrant. Mais l’absence de progression, de mauvaises motivations, des personnages redondants, un sous-texte inexistant, des trous dans la narration ou d’autres problèmes du même ordre sont les causes principales d’un texte ennuyeux et terne.
Le talent littéraire ne suffit pas. Si vous n’êtes pas capable de raconter une histoire, toutes vos belles images et les subtilités du dialogue que vous avez passé des mois à peaufiner jusqu’à la perfection n’ont fait que gâcher du papier. Ce que le monde attend de vous, c’est une histoire. Cela a toujours été le cas et ce le sera toujours. Un nombre infini d’auteurs plaque des dialogues sophistiqués et des descriptions impeccables sur des récits anorexiques et ils se demandent pourquoi leurs scénarios ne sont pas produits. Par contre, des auteurs dont le talent littéraire est plus modeste mais qui sont par ailleurs d’excellents conteurs éprouvent l’intense plaisir de voir leurs rêves se réaliser à l’écran. Soixante-quinze pour cent ou plus du travail créatif d’un scénariste résident dans la conception de l’histoire. Qui sont les personnages ? Que veulent-ils ?
Pourquoi ? Comment s’arrangent-ils pour l’obtenir ? Qu’est-ce qui les en empêche ? Quelles sont les conséquences ? C’est le fait de trouver des réponses à toutes ces questions afin de transformer ce matériau en histoire qui représente la grande difficulté de cette création.
Ce travail de conception narratif est un test qui nous renseigne sur la maturité et les capacités intuitives de l’auteur, sa connaissance de la société et de la nature humaine. Pour concevoir un récit de qualité il faut être capable d’allier une imagination vive à une forte pensée analytique. Parvenir à exprimer ce qu’il y a en soi n’est jamais véritablement un problème, car tous les récits, qu’ils fassent preuve d’esprit et de sincérité ou non, sont le miroir de leur auteur. Ils révèlent son degré d’humanité. Comparé à ce phénomène terrifiant, rédiger des dialogues est une douce diversion.
L’auteur doit donc faire sien le principe suivant : raconter une histoire, un point c’est tout. Car qu’est-ce qu’une histoire ? Il en va des histoires de même que de la musique. Nous avons entendu des airs toute notre vie. Nous pouvons facilement danser sur ces airs ou les fredonner. Nous avons l’impression de bien comprendre la musique, pourtant à la seconde où nous nous mettons au piano pour tenter de composer, c’est une horreur !
Extrait de
Story – Écrire un scénario pour le cinéma et la télévision
Robert McKee
Collection: Hors collection, Armand Colin
mai 2017 – 416 pages