Métier directeur photo : entretien avec Owen Roizman (2/3)

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2e volet de l’entretien en 3 parties accordé par Owen Roizman, un des directeurs photo les plus talentueux de sa génération.

 

« Tromper mon monde »

Je pensais ne pas avoir un style personnel mais j’ai remarqué que quand on fait appel à moi pour un film, il y a certaines attentes à mon égard. Ce style, on peut le caractériser de différentes façons, mais j’aime bien parler de « réalisme », pas au sens du réalisme documentaire mais plutôt comme une sorte d’esthétique du vraisemblable, un réalisme exacerbé. J’ai toujours adoré qu’on me demande : « Avez-vous tourné French Connection avec toute la lumière dont vous disposiez ? Après tout, c’est l’impression que ça donne ». Ce à quoi je réponds : « Absolument, j’ai utilisé tout ce qu’il y avait dans le camion d’éclairage ». En d’autres termes, j’ai éclairé à peu près tout sauf les extérieurs jour, mais j’ai conçu l’éclairage en me disant : « Il faut que ça ait l’air de ne pas être éclairé ». Si c’était à refaire, avec le matériel actuel, je m’arrangerais sans doute pour que tout soit tourné sans aucun éclairage. À l’époque, les objectifs et la pellicule étaient moins sensibles, alors pour donner l’illusion d’une scène pas éclairée, il fallait tout de même de la lumière, sans quoi l’exposition aurait été nulle. J’étais passionné de magie, j’adorais tromper mon monde ; je me disais tout le temps, bon, je vais éclairer cette scène de telle sorte que les autres chefs-opérateurs se demandent, mais où diable a-t-il placé la lumière ? C’était comme un petit jeu auquel je me livrais dans ma tête. Mon style consiste à donner aux choses un air de réalité et de naturel.

 

French Connection

▲ French Connection
Pour French Connection, polar au réalisme cru, Roizman opère à la seconde caméra, le plus souvent à l’épaule. « Je refusais généralement de tenir la caméra pour les longs métrages. J’avais déjà suffisamment à faire avec l’éclairage et je devais consacrer du temps au réalisateur. Ce n’est pas comme aujourd’hui où vous passez tout votre temps collé au moniteur vidéo, sans contact direct avec qui que ce soit. »

 

Prenez par exemple L’exorciste. Un point que nous avons évoqué dès le départ, avec Billy Friedkin, c’était que pour que ça marche, il ne fallait pas que le film ait l’air d’un film d’horreur. Il fallait que ça soit crédible. D’ailleurs, Billy n’a jamais dit de L’exorciste que c’était un film d’horreur. Le public ne doit pas être conscient des trucages, c’est comme cela qu’on captive le subconscient des spectateurs, en les convainquant qu’ils sont témoin de quelque chose qui pourrait se passer réellement. Pour L’exorciste, nous voulions que l’histoire reste très crédible.

 

▲ Bande annonce de Tootsie (VO) – 1982

 

Ça a été pareil pour Tootsie. Sydney et moi nous sommes demandé comment éviter que l’histoire ait l’air bidon. Nous voulions que le public puisse penser : « Je comprends que ces personnages aient pu croire que ce type moche soit en réalité une femme ». J’adore travailler ainsi : quand j’étais petit et que j’allais voir un film, je n’avais aucune conscience des lumières et des caméras. J’étais entièrement pris par ce que je voyais. Si j’avais pu voir l’envers du décor, cela aurait gâché mon plaisir. J’avais l’impression d’y être pour de vrai. Je me demandais même s’ils avaient vraiment employé une caméra pour faire ça. Cette sensation m’a toujours intrigué.

Le luxe de choisir

Dès le début, j’ai été très sélectif quant aux films que j’acceptais. Quand on accepte ou refuse un travail, il y a toujours des considérations financières. Comme j’ai toujours travaillé sur des films publicitaires, je pouvais gagner ma vie même si je ne tournais pas de long métrage. C’est vrai que, dès le milieu des années soixante, j’ai commencé à réaliser des pubs, ce qui me donnait la liberté de pouvoir considérer un scénario en me demandant : « Ai-je vraiment envie de passer trois mois là-dessus ? Est-ce que j’aurais envie de le voir en salle » ? Si la réponse était non, je refusais de tourner le film. En moyenne, je faisais à peu près un long métrage et demi par an. J’aurais pu travailler non-stop si j’avais voulu, mais je n’en avais pas envie. Entre deux longs métrages, je tournais des pubs ; pour moi, c’était comme des vacances, mais c’était aussi un lieu d’apprentissage génial. Je voulais vivre ma vie ; de nos jours, les chefs-opérateurs n’ont plus de vie à eux. Maintenant, quand vous êtes sur un film, vous êtes entièrement pris, vous n’avez pas de temps pour votre famille. Je trouve cela très frustrant et totalement incompréhensible. C’est ridicule d’avoir des horaires aussi chargés.

 

Le scénario, pièce maitresse de la réussite d’un film

Network, main basse sur la TV est de loin le meilleur scénario que j’ai jamais lu. J’ai appelé le producteur, Howard Gottfried, et je lui ai dit : « C’est génial ! Je veux tourner ce film » ! Si je n’avais pas pu, j’en aurais pleuré. Avant même le premier jour du tournage, Sidney Lumet savait quel objectif il voulait utiliser sur chaque prise de vues, c’est dire la clarté de sa vision. Dès la lecture du scénario, on pouvait déjà tout se représenter. Paddy, le scénariste, avait écrit des choses comme « des rayons de lumière éclairent la fenêtre, et les rideaux se soulèvent, et le type se tient là et il y a un filet de lumière »…. tous les détails visuels étaient décrits précisément, et Sidney n’a rien changé : il voulait juste réussir à mettre sur pellicule ce que Paddy avait exprimé. Tout était couché sur le papier, je n’avais plus qu’à suivre le texte et à m’assurer que la transcription en images était la bonne. C’est pourquoi le scénario est si important pour moi : j’ai toujours pensé que tout est dans l’écriture. Si on a un bon scénario, on peut s’appuyer dessus. C’est difficile de louper un film avec un bon scénario, et c’est presque impossible de faire un bon film avec un mauvais scénario.

 

▲ Grand Canyon (bande annonce VO) – 1991

Un autre film sur lequel j’ai adoré travailler, c’est Grand Canyon. À la moitié du film, nous tournions une scène qui était très tendre et sensible. Je me suis penché vers Kasdan et je lui ai dit : « Larry, je ne sais pas si dix personnes iront voir ce film, mais je peux te dire que ça va être un grand film ». Tout sonnait juste, et c’était grâce au scénario. Je voyais toute la sensibilité et la passion qu’il mettait à faire ce film. La distribution était géante, Kevin Kline est un prince, et Mary McDonnell est tout simplement extraordinaire. C’était un bonheur total de côtoyer ces gens merveilleux. Le dernier jour, sur un tournage de Larry Kasdan, tout le monde pleure parce que c’est la fin. Personne ne veut que ça s’arrête, tandis que sur d’autres tournages on se dit, « vivement que ça soit fini, que je puisse me tirer ». Grand Canyon n’a pas été un grand succès mais je n’y suis pour rien : je fais tout ce que je peux et les dieux du cinéma font le reste. Quelque chose qui me plaît peut très bien ne pas plaire à quelqu’un d’autre. Pour moi c’est un vrai mystère qu’un film bien écrit puisse être un échec au box-office.

 

 

Rendez-vous le 21 mai 2014 pour la 3e et dernière partie partie de l’entretien !

 

 


 

Extrait de Métier : Directeur de la photo
Quand les maîtres du cinéma se racontent
Mike Goodridge,Tim Grierson
Collection: Hors collection, Dunod
2014 – 192 pages – 235×255 mm

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