Métier réalisateur : entretien avec Olivier Assayas (3/3)
3e et dernière partie de l’entretien accordé par Olivier Assayas pour le livre Métier : Réalisateur, Quand les maîtres du cinéma se racontent paru aux éditions DUNOD !
Peinture et montage
Olivier Assayas : On peut sentir dans mes films l’énergie du travail de la caméra. C’est lié à la relation entre la peinture et le cinéma. Certains réalisateurs imaginent que c’est seulement une question de cadrage. En fait, comme j’ai été peintre, je pense que cela a à voir plutôt avec les coups de brosse. C’est cinétique et possède sa propre musicalité. Cette musique s’inscrit dans un mélange de mouvements de caméra et de montage.
Aujourd’hui, je travaille en tournant différentes versions de chaque plan, qui évolue d’une prise à l’autre. La première prise correspond plus ou moins à ce que j’avais en tête ; en la regardant, je vais avoir une nouvelle idée et la retourner autrement. Quand on arrive à la dixième prise, on obtient quelque chose de très différent de la première.
« Mes films sont constitués de petits instants exceptionnels qui n’existent que dans une prise spécifique. »
Mais je sais aussi que, même si je pense m’arrêter sur la prise dix, il y a quelque chose dans la première ou la deuxième que je peux aussi utiliser. Ce que je veux dire, c’est que j’essaie d’immortaliser des moments uniques avec la caméra, et que souvent mes films sont constitués de petits instants exceptionnels qui n’existent que dans une prise spécifique. Je monte en général vite car j’ai finalement peu de choix : ces moments magiques ne se produisent qu’une fois, ils n’étaient même pas prévus et sont le fruit de l’évolution du tournage du plan. Lorsqu’on monte, on a une appréciation totalement différente des plans et c’est l’un des points les plus déstabilisants. Je peux me rappeler que, sur une scène donnée, la prise quatre était vraiment bonne, mais lorsque je la regarde soudain au montage, je n’arrive plus à savoir pourquoi je l’aimais autant. Mon intention a changé et une prise que j’avais à peine remarquée devient soudain précise et gracieuse.
Je suis bien plus objectif lorsque je monte car je suis hors de la logistique du film. Sur le plateau, je dois faire avec les impératifs de production. Mais au montage, je suis uniquement immergé dans le récit et ne pense qu’en termes de continuité de plans qui permettent de raconter l’histoire.
« Ce que j’ai mis le plus de temps à comprendre dans la réalisation, c’est comment me concentrer sur les émotions que je ressens et m’assurer qu’elles se retrouvent bien dans le film. »
J’adore le montage. J’y suis chaque jour. Le monteur ne touche pas le film tant que je ne suis pas là, et ce n’est pas seulement pour regarder par-dessus son épaule mais parce j’aime vraiment ça. C’est l’une des étapes les plus passionnantes du cinéma. J’aime monter vite et m’emparer des scènes de manière incisive. Mon monteur, Luc Barnier, veut toujours accélérer, alors je le calme ; mais parfois, c’est l’inverse. Il y a une dynamique très intéressante entre nous.
Ce que j’ai mis le plus de temps à comprendre dans la réalisation, et c’est ce qui est le plus important, c’est comment me concentrer sur les émotions que je ressens et m’assurer qu’elles se retrouvent bien dans le film. Pendant les tournages extérieurs, on développe un sens de l’espace, on vit des moments magnifiques, avec de la pluie ou du soleil, et j’insiste pour que tout ce que je ressens à ces moments se retrouve sur la pellicule. Dans mes premiers films, j’étais trop occupé à tout contrôler et ne voulais surtout pas être distrait par le paysage.
Il y a toujours un moment, dans n’importe quel film, où en regardant un acteur jouer on voit que tout prend naturellement vie. C’est presque autonome. Là, on comprend que le film fonctionne, qu’on tient le bon truc pour ce film. Ça arrive à chaque fois. Je me rappelle que lors du tournage d’Irma Vep, il y avait un moment où Nathalie Richard (qui jouait le rôle d’une costumière) va voir Bulle Ogier et lui dit qu’elle est attirée par l’actrice chinoise. Bulle Ogier va alors répéter à Maggie Cheung ce que Nathalie lui a dit. La manière dont je l’avais écrit devait faire sourire les spectateurs. On a tourné une première prise et Maggie a rougi comme si elle ne savait pas comment réagir. Ça a apporté à la scène un trouble inattendu et une authenticité que je n’avais pas prévue. Son rougissement se situait bien au-delà des mots.
Je n’ai pas de « style Olivier Assayas », vraiment. Je pense que j’ai une manière de réaliser, d’interagir avec mes acteurs, mais qui finalement doit pouvoir s’adapter aux différents regards sur le monde contemporain. C’est quelque chose que j’essaie de moduler selon différentes réalités, ce qui inclut tourner à Hong Kong, au Japon ou en Hongrie. Les films, pour moi, servent à explorer le monde.
Zoom sur… Irma Vep
Alors que Les destinées sentimentales était retardé, Olivier Assayas a eu trois mois libres : il a écrit en neuf jours ce qu’il appelle son « film déjanté de kamikaze », Irma Vep.
▲ La première page du script manuscrit d’Olivier Assayas, écrit en neuf jours seulement.
« J’ai trouvé un financement pour la production et on l’a tourné en quatre semaines. Il y a dedans beaucoup d’éléments que je n’avais jamais osé utiliser auparavant, en particulier un mélange d’anglais et de français, la culture pop de Hong Kong, des clips musicaux, et un regard ironique sur ce qu’était la théorie du cinéma à ce moment. »
▲ Maggie Cheung dans Irma Vep
Au cœur d’Irma Vep, on trouve Maggie Cheung (qui deviendra la femme d’Assayas), l’icône du cinéma hongkongais. Il l’avait rencontrée pour la première fois au Festival de Venise en 1995 où elle était membre du jury et l’avait vu dans Les cendres du temps de Wong Kar-wai (1994). « J’étais sidéré par le fait qu’elle soit une star de cinéma. Je ne savais pas si ce statut de star pouvait changer ma manière de filmer car je n’en avais jamais dirigé. J’avais peu travaillé avec des acteurs connus car cela allait à l’encontre de l’authenticité des personnages que je recherchais. Et puis, quand j’ai vu Maggie, je me suis dit “Mon Dieu ! Elle a ce rayonnement particulier des stars de cinéma, mais elle est moderne à 100 % et colle totalement à son personnage”. Du coup, je me suis demandé ce qui se passerait si dans un de mes films, j’employais une personne d’une culture totalement étrangère, avec un jeu différent, et une autre manière d’utiliser son physique, son corps. C’est un type d’actrice qui n’existe pas dans la culture française.
▲ Maggie Cheung dans Irma Vep
Donc, qu’est-ce qui se passerait si j’introduisais cet exotisme dans un film français ? C’était comme s’amuser à expérimenter des mélanges chimiques et, évidemment, dans le film, elle rayonne. ».
▲ Bande annonce d’Irma Vep
Extrait de Métier : Réalisateur Quand les maîtres du cinéma se racontent
Mike Goodridge
Collection: Hors collection, Dunod 2014 – 192 pages – 236×255 mm